jeudi, janvier 03, 2008

LANGAGE ET POUVOIR!

Ce texte, que Searle a donné en conférence, a pour but d’expliquer l’ontologie du pouvoir politique et expliciter le rôle du langage dans la constitution de ce pouvoir. Pour atteindre cet objectif, ce philosophe va reprendre et développer certaines des idées présentées dans son livre La Construction de la réalité sociale. Selon lui, la thèse de ce livre est implicitement porteuse d’une philosophie politique ou, tout de moins, d’une conception de la relation entre la philosophie politique et la philosophie du langage – conception que je tenterai de vous rendre plus explicite.
Dans La construction de la réalité sociale, Searle a d’abord tenté de répondre à la question de savoir comment peut exister une réalité sociale et institutionnelle dans un monde fait de particules physiques. Il poursuit, encore aujourd’hui, cette interrogation en la formulant de la manière suivante : « Comment peut-il exister une réalité politique dans un monde fait de particules physiques?[1] » Celui-ci nous donne parmi les exemples d’éléments qui dépendent de l’observateur — c’est-à-dire : qu’un élément dépend de l’observateur, si son existence dépend des attitudes, des pensées et de l’intentionnalité des observateurs, des utilisateurs, des créateurs, des concepteurs, des acheteurs, des vendeurs ou, plus généralement, d’agents intentionnels conscients. Dans tous les autres cas, l’élément est indépendant de l’observateur et parmi les exemples d’éléments qui dépendent de l’observateur, l’on peut citer l’argent, la propriété, le mariage et le langage.Parmi les exemples d’éléments indépendants de l’observateur, on peut citer la force, la masse, l’attraction gravitationnelle, la liaison chimique et la photosynthèse. Cependant en l’absence d’agents conscients, il y aurait toujours une force, une masse et des liaisons chimiques, mais il n’y aurait ni argent, ni propriétés, ni mariage, ni langage. Ensuite, il fait la distinction entre, d’une part, l’objectivité et la subjectivité épistémiques, et, d’autre part, l’objectivité et la subjectivité ontologique… Pour être plus précis, l’objectivité et la subjectivité épistémiques sont des propriétés des assertions. Bref, une assertion est épistémiquement objectives si sa valeur de vérité peut être déterminée de manière indépendante du sentiment, des attitudes et des préférences, etc. de ceux qui la font ou de ceux qui l’interprètent. Et, l’on retrouve d’un autre côté, la subjectivité et l’objectivité ontologiques qui sont des propriétés de la réalité… car les douleurs et les chatouillements sont ontologiquement subjectifs parce que leur existence dépend du fait qu’ils soient éprouvés par un sujet humain ou par un animal. Les montagnes, les planètes et les molécules sont ontologiquement objectives parce que leur existence ne dépend pas d’expérience subjectives. Ayant fait les distinctions, tournons-nous vers la réalité sociale et politique dorénavant et demandons-nous : « Que faudrait-il ajouter aux faits sociaux pour qu’ils deviennent des faits politiques? »
La capacité à produire des faits sociaux dépend en partie d’ une capacité à base biologique que les humains partagent avec d’autres espèces : soit la capacité d’intentionnalité collective. Par ailleurs, l’intentionnalité collective est présente dans toute forme de comportement de coopération, ou toute forme de désir ou de croyance partagés, dans lesquels les agents en cause sont conscients de partager des désirs, des croyances ou des intentions. Les plus grands théoriciens en sociologie notent souvent que l’intentionnalité collective est au fondement de la société. Durkheim, Simmel et Weber l’ont fait de différentes manières. Ils n’avaient ni le jargon, ni la théorie de « l’intentionnalité phénoménologique », mais ils ont eu, l’intuition et Searle crois : que c’est ce qu’ils voulaient dire, compte-tenu du vocabulaire du XIXe siècle dont ils disposaient! Mais il y a une question qu’ils n’ont pas traitée toutefois et c’est la suivante : « Comment passe-t-on des faits sociaux aux faits institutionnels? » Alors que nous faudrait-il ajouter spécifiquement à l’intentionnalité collective pour arriver aux formes de la réalité institutionnelle caractéristiques des êtres humains, et en particulier de la réalité politique humaine? Searle nous explique qu’il nous faut deux éléments supplémentaires : premièrement, l’attribution de fonction et deuxièmement, certaines sortes de règles qu’il appelle « règles constitutives ». C’est cette combinaison, ajoutée à l’intentionnalité collective, qui est à la base de notre notion de société humaine. Pour revenir à notion de règle constitutive et l’expliquer, John Searle introduit une distinction entre ce qu’il appelle les faits bruts et les faits institutionnels. Les faits bruts peuvent exister sans institution humaine, les faits institutionnels ont, comme leur nom l’indique, besoin des institutions humaines pour exister. Par exemple; le fait qu’une pierre donnée soit plus grande qu’une autre, ou que la Terre soit à 93 millions de miles du soleil, constituent des faits bruts. Le fait que je sois citoyen des États-Unis, ou que ceci soit un billet de 50 dollars, constituent des exemples de faits institutionnels.
Ensuite, il nous introduira la notion de règles pour savoir comment les faits institutionnels sont possibles? Pour expliquer et expliciter cela, il fait préalablement la distinction entre deux types de règles, qu’il nomme les règles régulatrices et les règles constitutives. Les règles régulatrices régulent des formes de comportement qui leur pré-existent. Une règle qui impose de « rouler à droite » par exemple, réglemente la circulation. Les règles constitutives, elles, non seulement régulent, mais créent la possibilité, ou définissent, de nouvelles formes de comportement. Les règles du jeu d’échecs ne se contentent pas de réglementer la façon de jouer, mais plutôt le jeu d’échecs suppose d’agir dans le respect de ces règles. Ce que nous devons savoir c’est l’élément clé dans le passage du brut à l’institutionnel et, par là même, dans celui des fonctions physiques attribuées aux fonctions de statut, réside dans la façon dont, en accordant un statut à quelque chose, nous lui attribuons une fonction fondée sur ce statut. Ainsi donc, notre capacité à suivre un ensemble de procédures ou de pratiques – selon lesquelles, nous considérons certaines choses comme ayant un certain statut – constitue l’élément clé nous permettant de passer de la simple attributions de fonctions de l’animal et de l’intentionnalité collective à l’attribution de fonctions de statut. De sorte qu’il y a à propos des fonctions de statut, deux choses qui sont à noter. D’abord, elles sont toujours liées à des puissances positives et négatives. La personne qui possèdent de l’argent ou des propriétés, ou qui est mariée a des pouvoirs, des droits et des obligations qu’elle n’aurait pas autrement. Ensuite, il faut noter que ces pouvoirs ont une forme particulière : ils ne correspondent pas, par exemple, à la puissance d’une alimentation électrique, ni au pouvoir qu’un individu aurait sur un autre de par sa force physique brute.
Ainsi il nous semble qu’appeler « puissance » celle du moteur de notre voiture et celle de George W. Bush en tant que président revient à jouer sur les mots, parce que ces puissances sont complètement différentes. La puissance du moteur de ma voiture est une puissance brute. Alors que les pouvoirs qui constitue les faits institutionnels sont toujours des questions de droit, de devoirs, d’obligations, d’engagements, d’autorisations, d’exigences et de permissions. Notez aussi que ces pouvoirs n’existent que tant qu’ils sont admis, reconnus, ou encore acceptés. Searle nous propose d’appeler toutes ces sortes de pouvoirs des pouvoirs déontiques. Les faits institutionnels sont toujours affaire de pouvoirs déontiques.
Pour récapituler, revenons à l’exemple de Bush. Pour que Bush soit président, il faut que des gens pensent qu’il l’est, or pour qu’ils pensent qu’il est président, il faut qu’ils aient un moyen de le penser, et ce moyen doit être évidemment linguistique ou symbolique. Mais que dire du langage lui-même? Le langage n’est-il pas en soi un fait institutionnel, et ne requiert-il donc pas de disposer d’un mode de représentation de son statut institutionnel? Le langage et l’institution sociale de base, non seulement au sens où le langage est nécessaire à l’existence des autres institutions sociales, mais aussi au sens où les éléments linguistiques s’auto-identifient, pour ainsi dire, comme étant linguistiques. Or, en ce sens, l’argent, la propriété, le mariage, le gouvernement et les présidents des États-Unis ne sont pas auto-définis en soi. Il nous faut un moyen pour les identifier et ce moyen est assurément symbolique ou linguistique. Alors, pour résumer : la position de John R. Searle — sa présentation de la réalité sociale et de la rationalité est porteuse d’une conception implicite du politique et du pouvoir politique. On peut résumer celle-ci en un certain nombre de propositions. (Il y en a 8 propositions en tout) et la quatrième proposition m’interpelle parce que Searle m’apprend que l’événement politique le plus marquant de la deuxième moitié du XXe siècle a été la chute du communisme. Il s’est produit quand la structure de l’intentionnalité collective n’a plus été capable de maintenir le système des fonctions de statut… et c’est ainsi; que l’individu soit à la source de tout pouvoir politique, en raison de sa contribution à l’élaboration de l’intentionnalité collective, ne l’empêche pas, de manière caractéristique, de se sentir impuissant. Il sent que les pouvoirs en place ne dépendent de lui en aucune façon. Et c’est pour cela qu’il est si important pour les révolutionnaires d’introduire une forme d’intentionnalité collective comme la conscience de classe, l’identification avec le prolétariat, la solidarité étudiante, la prise de conscience des femmes, ou quelque chose du même genre. Pour finir, à la suite de John Rawls qui fut un précurseur et qui a été le mieux à rendre compte de la justification rationnelle, ainsi que toute l’approche qu’il a inspiré en publiant son fameux livre « Une théorie de la justice », mais néanmoins Searle considère que les travaux de Rawls demandent à être poursuivis … tandis que pour notre philosophe analytique John R. Searle malgré qu’il a fait l’impasse sur la question de la légitimation politique, et qu’il a également ignoré les problèmes traditionnels du changement social. Mais Searle croit qu’il y a un germe d’explication du changement sociale et politique dans son ontologie!
Les changements majeurs impliquent aussi des transformations dans le Background qu’il n’a pas discuté dans ce texte. La mécanique du changement social demande, de manière caractéristique, d’invoquer certaines prédispositions du Back-ground. Et donc les scénarios traditionnels d’appel à la révolution, à la libération, au socialisme, etc. sont des invocations des prédispositions du Background susceptibles d’induire des transformations dans la distribution des fonctions de statut selon John R. Searle!
[1] «Langage et Pouvoir» de John R.Searle de notre recueil de texte à la page. 76 aux éditions Bernard Grasset.

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